histoire (facultatif)
2005, Oxford University«
Bon, tu avances ou tu vas rester plantée là toute la journée? Tu payes tes cours trop chers pour traîner ici, allez, zou. » La petite blonde se tourne telle un chihuahua surpris à pisser sur le tapis, manquant même de lâcher un couinement. Rose lève les yeux au ciel, puis lui adresse son sourire le plus faux et la gamine finit par prendre la fuite à petits pas pressés, sans dire un mot. June ricane un peu à ses côtés et elles observent la gamine de première année un instant, son amie se saisissant sans vergogne du latte qu’elle a abandonné sur le comptoir du coffee shop. La brune esquisse un sourire en coin, mais ne dit rien, détournant son regard vers le barista qui semble ne pas être pressé. Ugh, la qualité du service dans les établissements autour de la fac ne fait que se dégrader, c’est ça de vouloir faire de la charité et embaucher des étudiants qui ne savent pas ce qu’ils font. Elle attend toutefois presque deux minutes, avant de finalement l’interpeller. «
Besoin d’un coup de main peut-être ou tu vas t’en sortir tu penses? C’était deux cappuccinos, si jamais. » Le ton sarcastique ne semble pas affecter le serveur autant que la nouvelle étudiante, qui se tourne simplement vers elle et hoche la tête, répondant avec professionnalisme que les boissons sont presque prêtes. Et il a le mérite de ne pas mentir et leur apporte les deux tasses, sans commenter sur le fait que sa cousine a déjà un gobelet à la main. Rose glisse quelques livres dans le tip jar, avec un sourire plus charmeur qu’hautain cette fois. Elle n’y peut rien si elle aime bien les hommes en posture de service qui lui tiennent tête, mais pas trop. Un goût très spécifique peut-être, sur lequel elle préfère ne pas s’éterniser.
Elles s’installent finalement à une table, la brune sortant de son sac un épais bouquin et une myriade de stylos colorés et de fiches Bristol. June semble étonnée et elle se contente d’hausser les épaules. «
Tu sais que j’ai une moyenne quasi parfaite hein? On dirait pas comme ça, mais en fait je veux mon diplôme à la sortie et pas de façon purement décorative. Mais non, ça ne m’empêchera pas de te trouver de quoi t’amuser samedi et oui je viendrai avec toi. » June lui sourit, apparemment satisfaite que sa cousine ne soit pas une grosse nerd, déterminée à la remettre dans le droit chemin. Très franchement, Rose l’héberge et elle trouve que c’est déjà beaucoup, pour le reste, ça n’est pas de son ressort. Elle a déjà suffisamment de pain sur la planche entre les cours - auxquelles elle assiste, elle - sa vie sociale plus riche que jamais - qui aurait crû qu’une amitié impromptue avec un groupe populaire entraînerait son lot d’obligations? - et évidemment, Jason. Un tout autre problème, plus épineux encore que l’enfant terrible que son oncle lui a mis sur les bras. Mais celui-là, elle n’a pas tout à fait trouvé comment le résoudre, alors elle préfère se plonger dans son édition annotée des Canterbury Tales.
2013, Chelsea and Westminster Hospitaltw: évocation accouchement, anxiété liée à la parentalité
Une douce lumière éclaire ce qui ressemble plus à une chambre d'hôtel confortable qu'à une chambre d'hôpital. En même temps, il vaut mieux, vu le supplément qu'elle a payé pour avoir une salle de bains et une chambre privées. Mais il était hors de question qu'elle passe ce moment surréaliste et incroyablement douloureux dans un couloir éclairé au néon à côté d'une mère de quatre enfants lui offrant un large sourire réconfortant. Non, elle préfère payer une assurance monstrueuse et un premium significatif pour le confort d'un vrai lit, depuis lequel elle peut voir Jason assoupi dans un petit canapé et leur fille, pour l'instant paisiblement endormie dans un berceau à l'allure très médicale.
Malgré la fatigue qui lui sèche les yeux, Rose ne parvient pas à s'endormir, incapable de se détacher de la scène devant elle. Jamais elle n'aurait pensé être là un jour. Elle a réclamé tous les médicaments et les anti-douleurs possibles, n'ayant aucune fierté mal placée ou vision hippie de l'accouchement. Elle n’est pas certaine que son corps s’en remette pleinement un jour et est d’autant plus convaincue qu’elle n’a aucune envie de réitérer l’expérience. Et elle a pris une pointure de chaussures? Apparemment, c’est commun et elle ne reviendra pas à son ancienne taille. La gynécologue qui lui a expliqué ça a eu l’audace de le faire avec un petit rire, comme s’il s’agissait d’un fun fact et non d’une déformation permanente de son corps que la science ne sait pas pleinement expliquer. Absolument terrifiant.
La seule chose qui lui fait plus peur est la perspective de devoir transformer cette petite personne qui dort littéralement à poings fermés en une adulte à peu près fonctionnelle. N’ayant pas exactement eu un modèle familial sain, la jeune femme ne sait pas exactement comment faire. Elle compte pas mal sur Jason, qui a après tout soutenu Beatrice dans l’éducation de ses sœurs, qui sont des femmes charmantes et accomplies. Et un peu sur la thérapie, qu’elle a timidement débutée, sans trop en parler. Après tout, elle a longtemps été cette personne privilégiée qui voit dans la psychothérapie une occasion de s’inventer des problèmes et en mettre plein les poches de charlatans. Mais force est de constater qu’elle avait peut-être tort. Un premier pas important, quand on la connaît un tant soit peu.
Assise au bout du lit, relativement confortable d’ailleurs, Rose fixe sa fille, essayant de l’imaginer dans un an, cinq, vingt. Les pires pensées lui traversent l’esprit, se demandant ce qui se passera si jamais elle n’aime pas son enfant. Pas dans un sens absolu, elle pense tout de même être capable de l’aimer comme elle aime ses frères - et même sa sœur, dans ses jours plus généreux - quelque chose d’un peu viscéral, incontrôlable. Mais si elle ne l’apprécie pas? La trouve inintéressante, pas drôle, pas maligne? Parce que tous les gens qui l’insupportent ont des parents et ils doivent bien savoir que leur progéniture est irritante ou ennuyeuse comme la pluie? Ou alors devenir parent fait qu’on ne voit pas les défauts de ses enfants et on les laisse arpenter le monde en étant insupportables? Elle ne sait honnêtement pas ce qui est pire. Mais en même temps, être trop dure et critique n’est pas non plus la solution. C’est un coup à ce que sa relation avec sa fille finisse comme celle entre elle et sa mère. Et même si elle est prête à accepter que la parentalité ne sera pas un long fleuve tranquille, Rose refuse cette éventualité. Ce serait le pire échec possible, dans tous les champs de sa vie.
Elle inspire lentement, s’efforçant de visualiser ses pensées comme des ballons qui s’envolent. Je vous vois, je vous accepte, partez maintenant. Ce n’est pas incroyablement efficace, le tourbillon dans sa tête ne se prêtant pas exactement à cette vision bucolique. Finalement, la brune parvient à s’allonger de nouveau et trouver un sommeil agité, qui sera le premier d’une longue série. Pas tant parce qu’Abigail a mis longtemps à faire ses nuits ou a eu une poussée de dents particulièrement difficile ou des cauchemars. Non, plutôt à cause de ses propres angoisses, l’équilibre toujours compliqué et précaire entre son travail, son couple et leur vie de famille. Et elle n’est pas certaine que les nuits de huit heures d’une traite - déjà peu communes - lui reviennent un jour. Mais, elle ne saurait blâmer sa fille pour ça.
2019, FosFaure Productions headquarterstw : évocation de harcèlement au travail
«
Oui, j’ai bien compris, juste, est-ce que je peux avoir cinq minutes pour digérer le fait qu’il faut que j’aille présenter la démission de mon meilleur ami au CA? Sa démission forcée, de l’entreprise qu’il a fondé avec moi? » Sa voix tremble presque, ce qui ne lui est quasiment jamais arrivé en dix ans d’activité. Et elle a commencé jeune, quand personne ne la prenait au sérieux et qu’il n’y avait que son argent personnel pour ouvrir les portes. Maintenant ils ont une réputation, qui pourrait bien s’envoler complètement si elle ne s’y prend pas bien. «
Est-ce que je peux avoir cinq putain de minutes? » Cette fois son ton monte, ce qui est un peu plus commun, mais qui ne devra pas se reproduire avant au moins un an, si elle veut réellement survivre à la tempête de politiquement correct qui s’abat sur son entreprise. C’est toutefois efficace, puisque la large salle de conférence se vide.
Est-ce qu’elle a été moins présente pendant un temps, préoccupée par sa fille, sa séparation et sa réconciliation avec Jason, un certain nombre de réalisations personnelles sur sa vie, son enfance, sa personnalité? Certainement. Peut-être aurait-elle dû prêter plus attention à quelques signes, à un email des Ressources Humaines, à une blague de son collaborateur, à des démissions à la chaîne. Mais elle est aussi la première à dire que les gens n’ont pas la niaque qu’il faut pour réussir dans ce métier, croyant pouvoir être promu en un an et pitcher des idées ou vendre le script moisi de leur colocataire. Elle a eu un défilé d’assistantes, toutes plus pleurnichardes et feignantes les unes que les autres. Et évidemment, quand elles étaient compétentes, elles partaient vers d’autres horizons, prenaient du grade, parfois au sein même de l’entreprise. Preuve qu’ils ne sont pas des tortionnaires, finalement. Et les assistants, ce n’est même pas la peine d’en parler, les rares fois où elle a essayé, ça s’est avéré être les pires. Imbus d’eux-mêmes, incapables de réellement suivre les ordres d’une femme, persuadés d’avoir du génie, des compétences organisationnelles abyssales. Un enfer.
Evidemment, la situation actuelle est bien pire. L’article incendiaire d’un ancien employé dans le Daily Mail a fait le tour de la ville, même au-delà de leur petite bulle du milieu. Un employé de Jason l’a lu, c’est dire. Ils peuvent bien sûr présenter ça comme un mécontent, un jaloux. Mais il y a eu d’autres témoignages sur Twitter, dans des podcasts. Rien de trop grave bien sûr, mais ça n’empêche que ça tombe dans la définition légale du harcèlement moral au travail. Des sms tard dans la nuit, une remarque cinglante, voire des cris. Mais c’est le nom de Tristan qui a été impliqué dans l’accusation principale. Et si ça n’ira pas plus loin - l’employé malheureux étant plus préoccupé par l’état de son portefeuille qu’une quelconque mission de justice sociale - il faut tout de même agir. En cette époque de cancel culture, une réaction trop légère ou trop tardive ou pire, aucune réaction, pourrait avoir de vraies conséquences sur toute la boîte. Et, ironiquement, des dizaines d’emplois. Tristan a accepté de démissionner, servir d’exemple, avec évidemment un parachute doré bien caché par des virements complexes et un compte en Suisse. Il a construit cette boîte avec elle, il est hors de question qu’elle le laisse sur la paille, scandale ou pas.
Après une grande inspiration, elle regarde la ville s’étirer depuis la grande fenêtre de leurs bureaux de Soho. Elle sait ce qu’il faut faire, il y a déjà des plans en place et elle fait marcher sa petite cervelle pour voir ce qui peut être fait pour éviter trop de pertes. Une programmation documentaire sur des sujets de société, pas tout de suite bien sûr, sur la durée, deux ans, cinq ans. Ils en font déjà, mais les promouvoir plus, en produire plus. Faire le forcing avec Channel 4 pour leur dating show queer, la télé réalité inclusive, ce projet dans les tuyaux depuis des mois, mais qui n’avait pas la priorité. Une lettre publique d’excuses, une enquête et une restructuration avec une agence de consulting extérieure, des promesses, un label à la con bien être au travail, une salle de yoga. La politique Google en somme, une apparence innovante et fun, sans fondamentalement changer ce qui marche. Parce que ce John Doe peut pleurer dans les chaumières autant qu’il veut, ce métier, c’est répondre au téléphone à toute heure, aller à toutes les premières, forcer son chemin jusqu’à une table de réunion, s’endormir sur des rapports financiers. C’est peut-être injuste, c’est peut-être trop pour lui, mais c’est comme ça. Et Rose Margaret Foster entend bien essuyer la tempête et en ressortir sans un cheveu de travers.